• Sujet : « Que nous apprend l’existence de la poésie sur le langage ? »

     

    « Que nous apprend l’existence de la poésie sur le langage ? » La poésie est une forme du langage dans le sens où elle est formée de mots qui eux se rapportent à une signification verbale. Nous usons quotidiennement des mots pour transmettre des informations, pour communiquer ou extérioriser nos pensées. Pourtant la poésie semble occuper une place à part dans le langage. Elle n’est pas utilisée comme langage quotidien, et ne semble ne pas avoir d’utilité particulière dans la transmission d’information entre deux interlocuteurs. Son existence est donc problématique, car elle révèle une caractéristique insoupçonnée du langage qui ne se résumerait pas à un simple vecteur de communication.

     

     

    Il convient dans un premier temps de se demander ce qui permet de distinguer la poésie des autres formes de langage. Nous avons tendance à croire, à tort, que la poésie se caractérise par une complexité supérieure de la langue. Au contraire, la poésie semble être une parole libre.

    La poésie s’oppose au langage administratif qui se veut être un langage sérieux, strict et sans artifice. Elle nous permet de mettre en lumière le caractère esthétique du langage. Le langage ne nous semble en rien poétique dans la vie de tous les jours, mais on ne peut pas dire qu’il s’agisse là du langage dépouillé de tout artifice ; en effet ce langage quotidien est réglé par des lois et des contraintes plus ou moins perceptibles par les locuteurs. Lorsque je parle à quelqu’un dans la rue je suis nécessairement contraint de suivre des normes : face à quelqu’un que je rencontre dans la rue, je dis bonjour, je lui demande s’il va bien, ce qu’il devient etc. Autant de discours stéréotypés qui répondent à des règles sociales. De même, la lettre administrative emploi nécessairement un modèle type, des formules de politesses qui produit un langage dit sérieux, strict et sans fioriture.

    Au contraire, la poésie est souvent définie comme résultant d’un ensemble de procédés stylistiques complexes, issu du travail de l’auteur. En ce sens, il conviendrait de se dire qu’il s’agit là d’artifices permettant de répondre à une volonté particulière d’esthétique. Et que la l’écriture poétique permet au génie d’étaler sa technique poétique, sa maîtrise du langage, ce qui lui permet de créer du beau. Le génie de la poésie ne s’opposerait ainsi des autres poètes que de sa maîtrise inégalable de la langue et de ses outils. Ainsi pour le linguiste Roman Jakobson la fonction poétique est le langage où “ l'accent [est] mis sur le message pour son propre compte. ” (R. Jakobson, Essais de linguistique générale) Ce qui caractériserait la poésie serait donc bien un message travaillant sur lui-même ; elle se résumerait à un travail technique.

    Mais nous ne tirerions ainsi de la langue qu’un bien maigre intérêt, la pensée du poète ne faisant que déambuler dans la langue sans toucher autre chose que les différences structurées par la langue. Pourtant, ce qui fait d’une phrase qu’elle est poétique ne s’exprime réellement pas par une technique. Ce n’est pas en plagiant le travail d’un poète que je produirais un texte de ce poète. Dans son poème Zone, en écrivant « Soleil cou coupé » Apollinaire crée un langage poétique qui ne peut être énoncé différemment. Selon Martin Heidegger dans Essais et Conférences, « plus l’œuvre d’un poète est poétique, et plus son dire est libre ». En effet, la parole poétique laisse plus de place à l’imprévu, à ce qui peut paraître surprenant. Dans un texte anodin, il se peut qu’une phrase, parce qu’elle laisse apparaître une formulation particulière, provoque un déclic chez le lecteur, faisant ressortir une certaine beauté. Cette beauté, cette esthétique que l’on peut qualifier de poétique, résulte d’un refus de stéréotype. De même, dans un vers de poème, ce qui fait sa spécificité semble être son caractère innovant, ce que ce vers a de surprenant. Le vers d’un poème ne peut être poétique donc que s’il exprime de manière tout à fait personnelle et libre : la reprendre mot pour mot ou dans son esprit s’apparenterait alors à du plagiat, ou perdrait toute sa vertu poétique dans le texte du copiste.

    Le langage semble poétique en lui-même. Plus la parole s’échappe du stéréotype, plus elle devient poétique. C’est son usage quotidien qui le rend ordinaire et qui nous fait oublié sa valeur originelle. Néanmoins, il convient de se demander ce que peut nous apporter le langage poétique.

     

     

     

     

    Le langage est l’extériorisation d’un langage intérieur qui n’est pas nécessairement un langage fait de mots. La poésie semble nous permettre de combler en partie les lacunes du langage dans cette extériorisation d’Idées.

    La parole pour Hobbes est l’extériorisation de la pensée : «  L'usage général de la parole est de transformer notre discours mental en discours verbal, et l'enchaînement de nos pensées en enchaînement de mots ». (Léviathan, partie 1). Ainsi, le langage serait d’abord « intérieur, de l’âme avec elle-même » selon Platon, avant d’être extériorisé par le biais de l’expression sonore. Il en résulte ainsi que le langage permet une communication, la transmission d’un « message », d’une idée, d’une réflexion ou d’un sentiment entre deux locuteurs. Pourtant, il nous arrive d’avoir conscience d’une idée sans pouvoir nous la représenter. Les recherches nombreuses de métaphysique montrent à quel point il peut être difficile de se représenter par la pensée la réalité, alors même que nous avons conscience de cette réalité. Seulement cette difficulté ne peut être une objection à la réalité, car nous y avons conscience de manière instinctive. Cette difficulté semble naître de notre incapacité à voir ce qu’est une pensée sans mot. Nous avons une telle habitude de la verbalisation qu’il nous est devenu impossible de saisir quoi que ce soit d’intelligible sans les mots. Albert Einstein témoigne ainsi : « Les mots et le langage, écrits ou parlés, ne semblent pas jouer le moindre rôle dans le mécanisme de ma pensée ».

    Et si justement la poésie apportait de plus au langage cette capacité d’extérioriser cette intériorité sans mot, cet indicible ? Dans l’Ecriture ou la vie, Jorge Semprun nous montre à quel point la poésie peut prendre de la place dans les moments charnières de la vie (comme le Voyage de Baudelaire qui lui permet d’accompagner vers Maurice Halbwachs à Buchenwald). On peut se demander alors si la poésie ne permet pas pour l’auteur d’énoncer une sensibilité, un état d’âme que le langage commun ne peut pas exprimer. La poésie viendrait ainsi combler un manque, un déficit du langage. Bergson, dans le Rire oppose au langage des mots ces sentiments « qui [arrivent] à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre». Il y aurait ainsi un langage de la sensibilité, qui serait impossible à traduire par des mots de tous les jours. En effet, comme Bergson l’ajoute aussitôt, si nous pouvions tous exprimer ce langage « nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. » Par l’intermédiaire de l’art, il y a ainsi une possibilité pour l’homme d’extérioriser et de toucher, ou de faire toucher au lecteur les sentiments éprouver. La poésie s’adresse d’abord au cœur, autrement dit à ce qui peut y avoir de subjectif dans la pensée, mais parle également à l’intelligence. Elle n’est jamais réellement objective car elle ne peut reproduire dans son essence une pensée non verbale (une pensée impossible à verbaliser ne peut être exprimée dans son exactitude à travers des mots, même quand ceux-ci forment un texte poétique), mais elle permet tout au moins de transmettre cette « idée » informulable. A ce sens alors la poésie serait une manière de compléter le langage commun, d’en combler les lacunes.

    Le langage poétique est donc un moyen de combler une partie des lacunes. Il s’agit bien d’une extériorisation d’un langage extérieur, à ceci près qu’il ne se revendique pas d’être objectif, mais permet par son caractère subjectif de transmettre à chacune parole indicible.

     

     

     

     

    Pourtant, le problème de la place de la poésie en tant que langage se pose : peut-on dire que la poésie existe en tant que discours, c'est-à-dire en tant que langage permettant la communication entre deux entités confondues ou distinctes ?

    Pour Heidegger dans Acheminement vers la Parole, raisonner de façon à réduire le langage à un moyen de communication strict le réduit à un rôle d’instrument. Il faut au contraire revenir à la parole en tant que parole. Le poème ne transmet pas d’information, il est le lieu où la parole se manifeste. Le poème nomme, il convoque la présence de ce qu’il nomme : parler revient ainsi à faire apparaître une chose dans son essence. « La vérité, éclaircie et réserve de l’étant surgit comme un poème » (Heidegger, Acheminement vers la paroles). Mallarmé suit la même hypothèse : la poésie permet de passer du particulier au général, en d’autres termes, d’atteindre le concept. « A quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole ; si ce n’est pour qu’en émane, sans la gène d’un proche ou d’un concret, la notion pure » (Mallarmé dans la préface au Traité du Verbe de René Ghil).

    Il nous faut donc revenir à l’hypothèse de Jakobson qui veut que la poésie démontre le caractère autotélique du langage : « La visée du message en tant que tel, l'accent mis sur le message pour son propre compte, est ce qui caractérise la fonction poétique du langage. » (R. Jakobson, Essais de linguistique générale). Il ne s’agit pas ici de comprendre cette citation d’un point de vue de linguistique (qui voudrait que la parole poétique ne soit que le résultat d’une technique). Jakobson révèle ici le caractère autotélique du langage dans la poésie. Il ne s’agit pas d’un message d’une entité à une autre, mais plutôt d’une parole axée sur une parole travaillée sur elle-même afin de faire ressortir ce qui s’y cache d’universel (et qui ne concerne nécessairement pas seulement deux locuteurs).

    La poésie semble au final ne vouloir atteindre autre chose que la création du beau à travers le langage. Si la poésie n’a pas pour ambition première de transmettre un hypothétique message particulier mais d’atteindre la « notion pure » qu’évoque Stéphane Mallarmé, il s’agit donc de créer de l’esthétique en modelant le langage pour en faire du langage : le langage pour le langage, pour ne pas paraphraser la formule « l’Art pour l’Art » de Théophile Gautier. Le travail de la parole pour en ressortir la beauté abstraite et conceptuelle. Le langage n’apparaît avec la poésie autrement que sous la forme d’une matière à modeler pour que le langage atteigne sa forme pure et essentielle. Ce travail du langage pour le langage n’est autre chose que le travail de la parole comme matériau substrat de l’œuvre d’art. La poésie est donc cet art qui a la langue pour support, elle est cette parole sculptée qui permet d’atteindre le beau universel et conceptuel. Le langage devient ainsi un matériau, pareil au bois, au marbre ou au verre. Le poème est une œuvre d’art tout en restant parole, au même titre que le vitrail demeure du verre.

    Le langage poétique ne se réduit pas à une forme instrumentale de vecteur de communication. La poésie résulte d’un travail sur la langue qui permet d’atteindre une beauté conceptuelle et universelle.

     

     

     

     

    La poésie est un langage libre, une parole libérée de tout stéréotype. La reconnaissance de la parole poétique nécessite une innovation dans l’association des mots, une singularité propre qui fait qu’elle ne pourrait plus être poétique si elle était exprimée autrement. En ce sens, elle permet d’extérioriser une pensée indicible, de la transmettre tout en restant fruit d’une certaine subjectivité. Pourtant, il semble au contraire que la poésie est un langage qui a pour but d’atteindre une esthétique universelle et conceptuelle, comme le peut être n’importe quelle matériau travaillé. L’existence de la poésie nous apprend que le langage est un matériau à partir duquel il est possible d’œuvrer pour atteindre le beau.


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  • Bonne et heureuse année 2010 !

     

    Rennes (Bretagne), le 12 janvier 2010

    Pour cette nouvelle année, Sapere-Aude reprend du service.
    De nouveaux articles, de nouveaux liens,...

    BruMaJ

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  • Quel « retour du religieux »?


    Le processus de sécularisation prévu par les Lumières, où la raison prendrait la place de la religion, de ses « superstitions » et de son « fanatisme », est-il mis en cause? Depuis les attentats du 11 septembre 2001, le monde entier semble s'effrayer d'un retour du religieux sous ses formes extrêmes. Alors que l'histoire du XX° siècle semblait axé sur des rapports conflictuels entre les idéologies politiques dominantes (nazisme et fascisme contre démocraties, ou même encore rivalités entre les démocraties libérales et le monde communiste), l'actualité du XXI° siècle semble s'organiser autour d'un renouvellement des conflits religieux, à travers l'image très médiatisé de l'islamisme. On est en droit de se demander si ce conflit de religion fondé sur l'intégrisme et le fondamentalisme est une forme nouvelle de religiosité. L'emploi des termes « guerres saintes » ou autres « axes du Mal » rappellent un passé mouvementé de l'histoire des religions. Le souvenir des croisades et de l'Inquisition plaide pour une vision ancienne de cet extrémisme religieux. Mais l'héritage des Lumières et la mondialisation ont changé la donne : les rapports entre les individus et les religions, et même entre les religions elles-même, se sont complexifiés. De même l'argument de la disparition du critère religieux lorsque la présence du nazisme et du communisme guidaient les relations internationales ne serait qu'une illusion selon Marcel Gauchet pour qui ces deux idéologies « auraient ainsi joué comme de véritables '' religions laïques ''. » (La démocratie contre elle-même). Mais comment expliquer ce « retour du religieux » et en quoi consiste-t-il?



    La sécularisation de la société, surtout perceptible en Occident, n'est pas synonyme de perte de toute spiritualité au sein de la société. La victoire relative de la rationalité et de la modernité sur la religion n'entraine pas nécessairement une disparition de celle-ci. Cependant un croyant peut très bien adhérer à une religion et la pratiquer, tout en respectant les règles temporelles d'une société. Autrement dit, la religion n'a pas disparu, mais la société ne dépend plus d'elle : elle est autonome. Le « désenchantement du monde » prédit par Max Weber n'est pas une réalité, la religion persiste, mais s'exprime au sein des sociétés sécularisées de façon différente.

    Mais comment se pense, alors la religion aujourd'hui, et quelle est sa place ? La religion n'étant plus l'un des ciments principaux des nationalités, elle a perdu de son aspect communautaire. Les statistiques sur la place des religions le montrent : dans la société française actuelle, le nombre de croyants baisse certes sensiblement, mais cette baisse n'est rien comparée à la chute vertigineuse du nombre de pratiquants. Les églises sont presque vides le dimanche, la communauté chrétienne fond au profit d'une spiritualité plus individuelle. Un autre indice de cette individualisation du religieux est le nombre croissant d'agnostiques. La spiritualité n'est plus là pour régler la vie de tous les jours, mais pour répondre à un besoin que la modernité et tout le confort matériel qu'elle propose, ne peut satisfaire. Face au malheur, au deuil ou à la souffrance, l'individu va rechercher dans la spiritualité un discours qui lui permettra de surmonter ces difficultés.

    Aussi voit-on se développer les religions les moins exigeantes théologiquement. Le bouddhisme, l'hindouisme, ou mieux encore, le néo-protestantisme ont le vent en poupe. Le cas du néo-protestantisme est particulièrement révélateur. Il s'agit d'une religion de l'individu, fondée sur l'authenticité émotionnelle individuelle de l'expérience religieuse. Les émissions « télévangélistes » américains retransmettant les transes des fidèles durant les cérémonies religieuses témoigne de l'importance que revêt cette conception personnelle de la spiritualité. L'aspect communautaire de ces religions n'est alors plus que secondaire, mais permet aux croyants d'avoir les bases sur lesquelles fonder leurs pratiques religieuses. Le religieux au XXI° siècle semble évoluer parallèlement à l'individualisation du monde.

    Ainsi un renouveau dans les pratiques religieuses s'opère depuis plusieurs décennies. La religion ne disparaît pas mais elle cesse de régir la société et devient davantage personnelle. Elle devient une affaire plus intime et plus individuelle.





    Si l'Occident semble s'avancer vers une individualisation de la religion grâce par le biais de la sécularisation de la société, les fondamentalismes modernes – et notamment l'islamisme – donne l'illusion de rester hermétique à ce phénomène.

    Marcel Gauchet nomme cette sécularisation du monde, la « sortie de la religion » qu'il définit comme étant la prise d'autonomie de la société par rapport à la religion. Il s'agit donc d'une compréhension de la possibilité de réguler les enjeux sociaux hors de considérations religieuses directes. Ce processus est né en Europe sous l'influence des philosophes des Lumières et ne peut se comprendre que dans une considération historique de l'évolution de la société. La sortie de la religion est le résultat de luttes internes au sein même de nos sociétés européennes. L'emploi du terme « religion » est un indice de cette sortie de la religion dans le monde occidental ; en effet, en utilisant le mot « religion », nous distinguons de fait le sacré du temporel. Sacré et temporel se côtoie certes (les pratiques religieuses n'ont évidemment pas disparu), mais société et religion ne se confondent plus. Élie Barnavi dans les Religions meurtrières souligne a contrario une différence notable entre notre terme « religion » et son sens particulier, et ses équivalents en Arabe et en Hébreux : en Arabe (« din ») et en Hébreux (« dat ») le mot religion est synonyme de Loi, indice éloquent de la confusion du temporel et du sacré. Une aptitude à distinguer les deux approches dans ces sociétés se retrouve automatiquement compliquée, même si le raisonnement intellectuel permettant cette distinction n'est pas impossible.

    Cette difficulté n'est pas la seule qui puisse expliquer le maintien d'un haut niveau de religiosité dans beaucoup de sociétés actuelles. Un autre facteur viendrait non seulement conforter ce phénomène, mais également l'intensifier en provoquant des réactions violentes des fondamentalistes et intégristes religieux. Dans un entretien avec Philosophie magazine (édition de septembre 2008), Marcel Gauchet suspecte le rôle néfaste qu'a pu constituer la violence de la découvertes des principes occidentaux de sécularisation, avec le mode de fonctionnement des sociétés où vie religieuse et vie sociales sont intimement liés. La mondialisation paraît de ce point de vue le principal responsable de ce choc culturel. Autrement dit, ces sociétés religieuses n'ont pas connu de processus historique qui puisse expliquer cette dichotomie société-religion. Ainsi, la découverte d'un modèle différent, et la façon dont ce modèle s'impose comme étant universel, entraine de fait un choc identitaire violent. La réaction fondamentaliste semble être une conséquence logique. Ainsi le principe de sécularisation du monde occidental n'est pas démentie par la résurgence sous des formes violentes des extrémismes religieux.

    La « sortie de la religion » a non seulement entraîné la sécularisation de la société occidentale, mais est aussi la cause indirecte de la résurgence des fondamentalismes. Mais ces nouveaux « fanatiques » n'apparaissent-ils pas eux même sous une forme moderne?




    Si intégristes et fondamentalistes s'opposent à une évolution de la place et des principes de la religion, ils sont eux-mêmes sujets à des transformations notables.

    Afin de mieux saisir les relations qu'entretiennes les fondamentalismes et intégrismes d'aujourd'hui avec ses formes anciennes, il est nécessaire de procéder à leurs définitions. Selon Jean-Louis Schlegel dans la Loi de Dieu contre la liberté des Hommes, on parle d'intégrisme le courant qui cherche à conserver dans son intégralité la tradition religieuse. Il s'agit d'un conservatisme profond, d'un refus de modernité évident. L'intégrisme n'est ainsi en rien dangereux pour la société, mais est une menace pour son Église : certains intégristes catholiques de nos jours se battent pour un retour à la généralisation des messes en latin, par exemple. De son côté, le fondamentalisme prône un retour aux « fondamentaux », c'est à dire un retour à une lecture des Écritures dans leur originalité. Il s'agit donc d'un refus des théories qui éloignent la pratique religieuse du texte sacré. Dans Les religions meurtrières, Eli Barnavi rappelle ainsi que l'humanisme du XVIè siècle, au temps de la Réforme était un mouvement fondamentaliste et n'exerçait aucune violence physique de grande ampleur. Évidemment, la distance qui existe, tant par sa forme que par son fond, entre ce type de fondamentalisme et celui qui nous préoccupe aujourd'hui nous permet de suspecter une évolution du phénomène.

    Fondamentalismes et intégrismes d'aujourd'hui, tire leur essence d'une modernité qu'ils refusent. Sa résurgence, comme on l'a vu, par la violence de la découverte de modèles de sociétés sécularisées en est une première preuve. Les extrémistes religieux refusent une société « sans dieu » où les valeurs sociales ne sont plus issues directement d'un message religieux, mais refusent aussi de voir leur communauté sombrer dans les dérives modernistes. La mobilité de plus en plus croissante des individus amplifie le phénomène : la religion devient un repère pour des individus en voix d'acculturation autour duquel se recréent des communautés. La Grande Bretagne s'est effrayée de comprendre que les attentats qui ont touché Londres le 7 juillet 2005 avait pour responsables certains de ses propres fils. Et pourtant, ce fait est particulièrement révélateur du rôle de la religion comme exaltation d'une identité, ici minoritaire. Contrairement à l'intégrisme de l'Inquisition sous l'Ancien Régime, la religion n'apparaît plus comme un vecteur d'unification, mais plus comme une affirmation individuelle. Rien d'étonnant alors de voir la progression des attentats suicides qui élèvent les fanatiques au rang de « martyr », plus haute distinction individuelle.

    L'intégrisme et le fondamentalisme modernes ne sont pas des phénomènes récents, mais leur forme est nouvelle. Ils tirent leur essence d'un rejet du monde moderne, et pourtant ils présentent eux même les éléments de la modernité : ils sont emprunts du mouvement d'individualisation qui transforme le monde.




    Le « retour du religieux » en ce passage dans le siècle nouveau, semble se faire dans le plus grand désordre : effondrement des communautés religieuses en Europe, développement de sectes néo-protestantes sur le continent américain, montée en puissance de l'islamisme... Pourtant, tous ces bouleversements sont paradoxalement liés par la sécularisation des sociétés modernes et leur individualisation. Le « désenchantement du monde » que prévoyait Max Weber ne se fait pas : la religion apporte ce que la modernité ne satisfait pas. Même si elle est conservatrice par essence, la religion ne peut qu'accompagner les transformations de la société.


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