• Quel "retour du religieux" ?

    Quel « retour du religieux »?


    Le processus de sécularisation prévu par les Lumières, où la raison prendrait la place de la religion, de ses « superstitions » et de son « fanatisme », est-il mis en cause? Depuis les attentats du 11 septembre 2001, le monde entier semble s'effrayer d'un retour du religieux sous ses formes extrêmes. Alors que l'histoire du XX° siècle semblait axé sur des rapports conflictuels entre les idéologies politiques dominantes (nazisme et fascisme contre démocraties, ou même encore rivalités entre les démocraties libérales et le monde communiste), l'actualité du XXI° siècle semble s'organiser autour d'un renouvellement des conflits religieux, à travers l'image très médiatisé de l'islamisme. On est en droit de se demander si ce conflit de religion fondé sur l'intégrisme et le fondamentalisme est une forme nouvelle de religiosité. L'emploi des termes « guerres saintes » ou autres « axes du Mal » rappellent un passé mouvementé de l'histoire des religions. Le souvenir des croisades et de l'Inquisition plaide pour une vision ancienne de cet extrémisme religieux. Mais l'héritage des Lumières et la mondialisation ont changé la donne : les rapports entre les individus et les religions, et même entre les religions elles-même, se sont complexifiés. De même l'argument de la disparition du critère religieux lorsque la présence du nazisme et du communisme guidaient les relations internationales ne serait qu'une illusion selon Marcel Gauchet pour qui ces deux idéologies « auraient ainsi joué comme de véritables '' religions laïques ''. » (La démocratie contre elle-même). Mais comment expliquer ce « retour du religieux » et en quoi consiste-t-il?



    La sécularisation de la société, surtout perceptible en Occident, n'est pas synonyme de perte de toute spiritualité au sein de la société. La victoire relative de la rationalité et de la modernité sur la religion n'entraine pas nécessairement une disparition de celle-ci. Cependant un croyant peut très bien adhérer à une religion et la pratiquer, tout en respectant les règles temporelles d'une société. Autrement dit, la religion n'a pas disparu, mais la société ne dépend plus d'elle : elle est autonome. Le « désenchantement du monde » prédit par Max Weber n'est pas une réalité, la religion persiste, mais s'exprime au sein des sociétés sécularisées de façon différente.

    Mais comment se pense, alors la religion aujourd'hui, et quelle est sa place ? La religion n'étant plus l'un des ciments principaux des nationalités, elle a perdu de son aspect communautaire. Les statistiques sur la place des religions le montrent : dans la société française actuelle, le nombre de croyants baisse certes sensiblement, mais cette baisse n'est rien comparée à la chute vertigineuse du nombre de pratiquants. Les églises sont presque vides le dimanche, la communauté chrétienne fond au profit d'une spiritualité plus individuelle. Un autre indice de cette individualisation du religieux est le nombre croissant d'agnostiques. La spiritualité n'est plus là pour régler la vie de tous les jours, mais pour répondre à un besoin que la modernité et tout le confort matériel qu'elle propose, ne peut satisfaire. Face au malheur, au deuil ou à la souffrance, l'individu va rechercher dans la spiritualité un discours qui lui permettra de surmonter ces difficultés.

    Aussi voit-on se développer les religions les moins exigeantes théologiquement. Le bouddhisme, l'hindouisme, ou mieux encore, le néo-protestantisme ont le vent en poupe. Le cas du néo-protestantisme est particulièrement révélateur. Il s'agit d'une religion de l'individu, fondée sur l'authenticité émotionnelle individuelle de l'expérience religieuse. Les émissions « télévangélistes » américains retransmettant les transes des fidèles durant les cérémonies religieuses témoigne de l'importance que revêt cette conception personnelle de la spiritualité. L'aspect communautaire de ces religions n'est alors plus que secondaire, mais permet aux croyants d'avoir les bases sur lesquelles fonder leurs pratiques religieuses. Le religieux au XXI° siècle semble évoluer parallèlement à l'individualisation du monde.

    Ainsi un renouveau dans les pratiques religieuses s'opère depuis plusieurs décennies. La religion ne disparaît pas mais elle cesse de régir la société et devient davantage personnelle. Elle devient une affaire plus intime et plus individuelle.





    Si l'Occident semble s'avancer vers une individualisation de la religion grâce par le biais de la sécularisation de la société, les fondamentalismes modernes – et notamment l'islamisme – donne l'illusion de rester hermétique à ce phénomène.

    Marcel Gauchet nomme cette sécularisation du monde, la « sortie de la religion » qu'il définit comme étant la prise d'autonomie de la société par rapport à la religion. Il s'agit donc d'une compréhension de la possibilité de réguler les enjeux sociaux hors de considérations religieuses directes. Ce processus est né en Europe sous l'influence des philosophes des Lumières et ne peut se comprendre que dans une considération historique de l'évolution de la société. La sortie de la religion est le résultat de luttes internes au sein même de nos sociétés européennes. L'emploi du terme « religion » est un indice de cette sortie de la religion dans le monde occidental ; en effet, en utilisant le mot « religion », nous distinguons de fait le sacré du temporel. Sacré et temporel se côtoie certes (les pratiques religieuses n'ont évidemment pas disparu), mais société et religion ne se confondent plus. Élie Barnavi dans les Religions meurtrières souligne a contrario une différence notable entre notre terme « religion » et son sens particulier, et ses équivalents en Arabe et en Hébreux : en Arabe (« din ») et en Hébreux (« dat ») le mot religion est synonyme de Loi, indice éloquent de la confusion du temporel et du sacré. Une aptitude à distinguer les deux approches dans ces sociétés se retrouve automatiquement compliquée, même si le raisonnement intellectuel permettant cette distinction n'est pas impossible.

    Cette difficulté n'est pas la seule qui puisse expliquer le maintien d'un haut niveau de religiosité dans beaucoup de sociétés actuelles. Un autre facteur viendrait non seulement conforter ce phénomène, mais également l'intensifier en provoquant des réactions violentes des fondamentalistes et intégristes religieux. Dans un entretien avec Philosophie magazine (édition de septembre 2008), Marcel Gauchet suspecte le rôle néfaste qu'a pu constituer la violence de la découvertes des principes occidentaux de sécularisation, avec le mode de fonctionnement des sociétés où vie religieuse et vie sociales sont intimement liés. La mondialisation paraît de ce point de vue le principal responsable de ce choc culturel. Autrement dit, ces sociétés religieuses n'ont pas connu de processus historique qui puisse expliquer cette dichotomie société-religion. Ainsi, la découverte d'un modèle différent, et la façon dont ce modèle s'impose comme étant universel, entraine de fait un choc identitaire violent. La réaction fondamentaliste semble être une conséquence logique. Ainsi le principe de sécularisation du monde occidental n'est pas démentie par la résurgence sous des formes violentes des extrémismes religieux.

    La « sortie de la religion » a non seulement entraîné la sécularisation de la société occidentale, mais est aussi la cause indirecte de la résurgence des fondamentalismes. Mais ces nouveaux « fanatiques » n'apparaissent-ils pas eux même sous une forme moderne?




    Si intégristes et fondamentalistes s'opposent à une évolution de la place et des principes de la religion, ils sont eux-mêmes sujets à des transformations notables.

    Afin de mieux saisir les relations qu'entretiennes les fondamentalismes et intégrismes d'aujourd'hui avec ses formes anciennes, il est nécessaire de procéder à leurs définitions. Selon Jean-Louis Schlegel dans la Loi de Dieu contre la liberté des Hommes, on parle d'intégrisme le courant qui cherche à conserver dans son intégralité la tradition religieuse. Il s'agit d'un conservatisme profond, d'un refus de modernité évident. L'intégrisme n'est ainsi en rien dangereux pour la société, mais est une menace pour son Église : certains intégristes catholiques de nos jours se battent pour un retour à la généralisation des messes en latin, par exemple. De son côté, le fondamentalisme prône un retour aux « fondamentaux », c'est à dire un retour à une lecture des Écritures dans leur originalité. Il s'agit donc d'un refus des théories qui éloignent la pratique religieuse du texte sacré. Dans Les religions meurtrières, Eli Barnavi rappelle ainsi que l'humanisme du XVIè siècle, au temps de la Réforme était un mouvement fondamentaliste et n'exerçait aucune violence physique de grande ampleur. Évidemment, la distance qui existe, tant par sa forme que par son fond, entre ce type de fondamentalisme et celui qui nous préoccupe aujourd'hui nous permet de suspecter une évolution du phénomène.

    Fondamentalismes et intégrismes d'aujourd'hui, tire leur essence d'une modernité qu'ils refusent. Sa résurgence, comme on l'a vu, par la violence de la découverte de modèles de sociétés sécularisées en est une première preuve. Les extrémistes religieux refusent une société « sans dieu » où les valeurs sociales ne sont plus issues directement d'un message religieux, mais refusent aussi de voir leur communauté sombrer dans les dérives modernistes. La mobilité de plus en plus croissante des individus amplifie le phénomène : la religion devient un repère pour des individus en voix d'acculturation autour duquel se recréent des communautés. La Grande Bretagne s'est effrayée de comprendre que les attentats qui ont touché Londres le 7 juillet 2005 avait pour responsables certains de ses propres fils. Et pourtant, ce fait est particulièrement révélateur du rôle de la religion comme exaltation d'une identité, ici minoritaire. Contrairement à l'intégrisme de l'Inquisition sous l'Ancien Régime, la religion n'apparaît plus comme un vecteur d'unification, mais plus comme une affirmation individuelle. Rien d'étonnant alors de voir la progression des attentats suicides qui élèvent les fanatiques au rang de « martyr », plus haute distinction individuelle.

    L'intégrisme et le fondamentalisme modernes ne sont pas des phénomènes récents, mais leur forme est nouvelle. Ils tirent leur essence d'un rejet du monde moderne, et pourtant ils présentent eux même les éléments de la modernité : ils sont emprunts du mouvement d'individualisation qui transforme le monde.




    Le « retour du religieux » en ce passage dans le siècle nouveau, semble se faire dans le plus grand désordre : effondrement des communautés religieuses en Europe, développement de sectes néo-protestantes sur le continent américain, montée en puissance de l'islamisme... Pourtant, tous ces bouleversements sont paradoxalement liés par la sécularisation des sociétés modernes et leur individualisation. Le « désenchantement du monde » que prévoyait Max Weber ne se fait pas : la religion apporte ce que la modernité ne satisfait pas. Même si elle est conservatrice par essence, la religion ne peut qu'accompagner les transformations de la société.


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